Suspension of
disbelieve, le mot est de coleridge. C’est le niveau où le lecteur de roman ou
visualisateur de film entre de plein pied dans la narration et accorde à la
fiction tous les attributs de la foi qu’il accorde au réel ou à la réalité.
C’est l’instant ou plutôt l’état dans lequel se trouve le lecteur quand il
croit à ce qu’il voit comme si c’était la réalité même. La réalité est aussi
une fiction d’un certain point de vue, nous interagissons avec elle dans la
mesure où justement nous croyons en cette interaction. Il en est de même pour
la fiction, nous pouvons interagir avec elle à partir du moment où nous y
croyons.
Les outils du faire croire sont multiples : dans un film la
focalisation de la camera sur un événement, un objet, etc ; indique ce qui
à ce moment là est ou était signifiant. Il en est de même avec la réalité, nous
voyons ou entendons à certains moments des choses ou des éléments qui sont
signifiant, sauf que nous ne savons pas qui tient la camera, qui
« focalise » sur ces objets signifiants.
Le fait est
que le suspension of disbelieve est le constat d’un phénomène réel, que les
romanciers et cinéastes ont exploités. C’est l’idée constante dans l’esprit de
chacun de l’existence d’un deux ex machina qui déploie devant le regard des
éléments plus ou moins significatifs destinés à faire sens. Il fut un temps où
je pensais qu’on lisait un roman ou voyait un film pour vivre cette expérience
depuis le pôle du narrateur et ce faisant le lecteur entre dans la peau du deux
ex machina, devient le deux ex machina. J’en suis plus à considérer maintenant
ce phénoméne comme une illustration d’un phénoméne réel, illustration qui
s’impose et au final est imposée.
La pensée de
la fiction traite les univers fictifs comme s’ils n’étaient pas des univers
réels. On entre dans la fiction en quittant la réalité ou l’inverse. Mais la
fiction n’est qu’un degré n de la réalité, l’univers fictif n’est pas un
univers irréel, il est écrit dans la réalité que l’on peut créer des univers
irréels, cette possibilité est incluse dans le fait même des attributs de la
réalité. Les univers fictifs sont des univers créés au sein d’une Création
et leurs auteurs sont responsables de leur création du second ou enième degré
auprés du Créateur du premier degré. Parce la faculté de croyance de
l’être humain est telle que qu’il peut confondre les niveaux de créations.
Réfléchissons
au régime de la coïncidence, qui est une composante du régime de la paranoïa,
cette dernière n’étant elle-même qu’une conséquence de la faculté et
capacité de croyance de l’être humain.
Si je regarde un film, je sors dans la rue et voir un attroupement, je
peux au choix, considérer que cet attroupement est le fait d’une série de
conséquences qui ne sont pas forcément liées à moi (même si j’en fais partie)
ou considérer que cet attroupement a une relation quelconque avec ce que je
viens de voir à la télévision, considérant celle-ci non comme un simple récepteur
mais aussi comme un émetteur. A ce second niveau, la réalité à laquelle j’ai
accès a pour fondement non plus le niveau premier mais un degré n de
cette réalité. Je peux continuer à vivre dans le film une fois le film terminé,
et je considérerai alors toutes les chaînes de causes et conséquences dans
lesquelles j’interviendrai comme des éléments de la réalité d’un film ou du
rapport d’un film que j’ai vu avec la réalité. A ce niveau on entre de plein
pied dans la paranoïa. Il existe une multitude personnes qui vivent le rapport
à la réalité filmique comme une composante essentielle de leur rapport à la
réalité.
Plus avant
encore, quelle implication cela peut-il avoir sur la formation cognitive de
l’esprit d’un enfant ? C’est le paradoxe. On peut considérer que cela fait
du tort aux enfants. S’ils vivent les films comme s’ils étaient la réalité, (ce
qu’ils sont aussi il ne faut pas l’oublier), ils sont aussi par définition ceux
qui sont le mieux à même d’être conscient de la réalité filmique, puisque à
leurs yeux justement, il est évident qu’un film est un élément de la réalité
comme un autre.
Je dis le
paradoxe parce que c’en est un. Le problème que pose la conscience de
différents niveaux de réalité est un problème pour l’adulte à qui on a appris à
faire cette distinction, afin de s’en prémunir en partie. Pour un enfant cette
distinction n’a pas de sens, puisque la réalité d’un film n’est pas en soi
différente de la réalité d’un objet, et le fait que le degré de réalité d’un
dinosaure ne soit en rien différent de celui d’un objet posé sur l’étal d’un
marchand ne change strictement rien à l’affaire, qui est que l’horizon de la
vie est celui du jeu. De celui qui l’a compris, on peut dire que sont rapport à
la vie est d’une simplicité enfantine.
Pour un
adulte c’est très différent. La faculté d’assumer la variabilité des mondes
dans lesquels on peut vivre sous la forme de l’unicité est une faculté qui s’éteint
au gré des formations, des apprentissages, des nécessités et des contraintes de
la vie. A un adulte on apprend à distinguer les différents univers qu’il
traverse : l’univers professionnel, familial, social, etc. En les
distinguant, il perd la capacité de les unifier, et de les considérer comme formant
tous un univers unique (On lui apprend par exemple à les rattacher à des lieux)
Si par exemple un adulte se concentre sur l’univers professionnel, il va le
faire au dépens des autres univers, si l’adulte se concentre sur un univers
fictif –les drogues, les livres, les films, etc), il va le faire au dépens des
autres univers avec tous les risques que cela peut comporter pour sa santé
physique par exemple dans le premier cas, mentale par exemple -mais pas
seulement, dans le second.
L’essentiel de ce que l’on appelle des maladies
mentales consiste en cette perte de la capacité de prise innée qu’un être
humain a sur sa réalité, fondement de la réalité commune.
Que perdons
nous quand nous cessons de considérer tous les univers que nous parcourons
comme des univers uniques, et tous les niveaux de réalité que nous vivons non
comme des émanations variées d’une réalité unique mais comme le fait même d’une
réalité unique ? Beaucoup, certainement. Dont notre capacité enfantine à
modeler les univers au gré de nos désirs en usant des moyens qui ne sont
perceptibles que lorsque l’on est dans ce type de mode de pensée.
Pour exemple, considérons un phénomène simple
et reconnu, un athlète ou un financier ou un artiste à qui l’on demande comment
il est arrivé à ce à quoi il est arrivé ; réponse banale mais
systématique : parce que je l’ai voulu, parce que je n’ai pensé qu’à
cela, parce que j’ai tout fait pour cela. Cette espèce de passion qui fait
que tel joueur bat toujours toutes ses cartes dans le même sens, et semble
toujours gagner toutes les parties qu’il joue, une forme de monomanie s’il en
est, c’est cela même l’héritage de l’enfance. A la seule différence qu’un
adulte va mener sa monomanie toute une vie ou va en changer plusieurs fois,
alors que celles des enfants ne durent que le temps d’un désir et de son
assouvissement. Parfois quelques minutes, parfois quelques jours.
Pour
illustrer encore cette capacité qu’à l’être humain de modeler son univers au
gré de sa monomanie, je me souviens de cette période où l’on rapportait d’un
politicien américain qu’il ne cessait de mentir mais que cela ne l’empêchait
pas de conserver le pouvoir, parce que bizarrement il était cru. C’est que cet
homme non pas mentait (en réalité cela importe peu dans le cadre de cette
réflexion) mais imposait sa monomanie par le biais de sa parole, son charisme
et sa puissance de suggestion, tel un enfant qui va réclamer un jouet, trop
cher pour ses parents et qui, lorsque ses parents se seront saignés à blanc
pour l’acheter (après lui avoir dit tant de fois ce n’est pas possible), leur
dira lorsqu’il sera arrivé à ses fins (ou s’il ne leur dit pas cela revient au
même) : vous voyez bien, j’avais raison, vous pouviez l’acheter. C’est la monomanie de l’enfant qui se sera
imposée à celles des parents, comme une galaxie attire vers elle une planète
trop légère, ou une planète une météorite. Pure question de pesanteur.